Frank Loyd Wright & “Broadacre City”

La polémique contre les villes retient continuellement l’attention des milieux cultivés de l’Amérique. Pour les émigrants, les villes européennes sont synonymes de congestion et d’abus. Pourquoi entasser des millions de gens dans les métropoles qui sans tarder se transforment en nécropoles? Le foisonnement des quartiers périphériques est un aberration.
L’auto tend à réduire les distances, et à absorber tout territoire. C’est de 1890 que date la constatation que la saturation est atteinte, tandis qu’il reste d’immenses espaces inexplorés et inexploités.
Dans son livre “The Disappearing City” (1932), Frank Loyd Wright jette les premières bases d’une solution autre en s’appuyant sur un possible décret social accordant à chaque famille américaine un acre (4000m2) de terrain dans les réserves fédérales.
De là dérive l’idée d’une ville-région, concrétisée par une maquette prévoyant l’installation de 1400 familles, et basés sur l’administration autonome et la liberté des habitants, en dépit des règlements officiels.
La maquette a été exposée en 1934 au Centre Rockefeller de New York et, plus tard, dans plusieurs villes américaines et européennes. Les urbanistes la jugèrent romantique, d’allure dix-neuvième siècle, attachée à un idéal campagnard. Ce n’est qu’au cours des années 1970, quand on commença à parler de la ville-région ou de la ville-territoire, que l’on comprit que Wright avait été le seul qui ait prévu la dégradation et l’effondrement des villes et à présenter un remède efficace. Finies les “Cités-Jardins” et les villes satellites, l’”urbanisme rural” de Wright n’est plus une vue d’esprit, mais un message sur lequel il convient de réfléchir.

La maquette est de forme carrée, coupée par un artère principale qui donne un aspect linéaire à la ville, mais c'est en fait un fragment d'un ensemble plus grand où l'artère principale est censée être connectée à des points de concentration. Broadacre est fondée sur le principe du croisement d'axes, autour desquels sont connectés les services automobiles et les industries. La grille permet d'organiser, positionner les bâtiments et s'orienter. Le damier est l'outil logique pour irriguer l'ensemble du territoire. Il n'y y a pas de zonage déterministe, les fonctions sont dispersées. La maquette ne suggère aucune centralité, ni concentration. Les autoroutes, prévues larges et confortables, unifient et séparent en même temps des séries sans fin d'unités diversifiées : fermes, écoles, usines, bureaux, habitation, magasin, théâtre, église, marchés routiers. Les unités fonctionnelles sont intégrées les unes aux autres. C'est une ville territoire qui ne peut exister sans les moyens de communication comme la voiture, le téléphone, et d'informations comme la radio, et en anticipant la télévision et l'ordinateur multimédia. La force électrique devait permettre la décentralisation et l'équilibre entre l'industrie et l'agriculture, en posant les bases d'un ruralisme démocratique. Broadacre City est une collection d'objets. C'est un patchwork de parcelles et de petits bâtiments posés ici ou là, presque au hasard. Il n'y a aucun bâtiment identique, la standardisation ne produit pas la répétition, mais permet au contraire l'expression d'une esthétique individuelle. C'est une préfabrication organique qui offre qualité et variété.

Un second réseau de voies connecte le reste des services et équipements. Parallèlement à l'artère principale, on trouve une bande de vergers et de vignobles, bardée d'un côté par un grand parking et de l'autre par un centre commercial. Cette bande travaille comme un filtre au bruit qui sépare la partie habitable de la partie publique et communautaire. L'habitat occupe la bande centrale dans laquelle sont disposés de part et d'autre de façon parsemée les services de proximité. Parallèlement à cette bande se situe un grand lac où l’on trouve le club de sport, les bureaux, et le stade. Dans cette même bande sont implantés l'aquarium, le zoo, le jardin botanique et le bâtiment de recherche agronomique. Celle-ci s'arrête au pied d'une colline, où se trouvent les maisons luxueuses de "l'aristocratie" de Broadacre.
La taille des maisons est donnée par le nombre de voitures qu'elle peut accueillir : maison pour une voiture, maison pour deux voitures, jusqu'à une maison pour cinq voitures. L'automobile devient le signe de richesse et de liberté individuelle. Broadacre City abrite autant de centres qu'il y a de maisons. La maison usonienne est l'atome de la ville et de la société de Broadacre City. C'est un idéal domestique, qui mixte habitat et travail. La maison accueille une sorte de laboratoire atelier en plus du module principal d'habitation. C'est une version moderne de la cabane primitive, qui se construit en totale continuité avec la nature. Un mur aveugle sépare l'intimité domestique de la rue et s'ouvre sur le jardin. La maison abris n'est plus que l'enclos habité d'un jardin. L'architecture se subordonne à la nature. La maison est sans fondations profondes, posées uniquement sur une dalle de ciment. Ce qui couplé à la standardisation souple de Frank Lloyd Wright confère à la maison une certaine adaptabilité et évolution de la construction.
Il n'y pas de réel espace public au sens classique. La rue devient route, et n'est pas un lieu social, où un lieu d'échange. Pour Wright la route était une véritable culture qu'il portait au rang de monument. C'est pour lui un système d'embellissement. Il dit à ce propos : " imaginons de vastes autoroutes, bien intégrés dans le paysage, sans aucune coupure, des autoroutes dépouillées de toutes vilaines superstructures ( poteaux télégraphiques, et téléphoniques), libres de toutes les affiches criardes. "
Le point de rencontre et de convergence des habitants de Broadacre City est le centre communautaire. Les marchés sont les organes vitaux de la cité. C'est en quelque sorte l'esquisse du futur centre commercial moderne.
" Vastes aires d'agrément, les espaces de marchés, situés à proximité d'une route, constitués de grands et superbes pavillons, seront conçus comme des lieux d'échange non seulement de produits commerciaux mats aussi de productions culturelles. De telles conditions supposent d'une part l'intégration de l'offre commerciale et d'autre part la distribution de tous les produits possibles pour les nécessités naturelles de la Cité Vivante. Ces marchés pourraient en fait ressembler à nos foires de campagne, et s'articuler stratégiquement sur les grands axes de trafic. Ces belles caractéristiques du futur sont déjà en train de faire leur apparition de façon embryonnaire. Bien que négligées et sous-estimées, elles indiquent du doigt la fin de la concentration. Apparues déjà dans les stations de ravitaillement sur les bords des grandes routes, elles sont probablement le point de départ de futurs centres de culture parallèles directement installés et appropriés par les populations. "
Ces centres commerciaux offrent de grandes facilités de parking. S'ajoutent aux programmes commerciaux, des Iieux pour le divertissement et le passe-temps : concerts à ciel ouvert, cabarets, cafés, théâtres.
" Des restaurants agréables pourront se trouver à la fois près de la route et près des grands magasins comme le sont les stations services. Dans certaines localités, le motel de luxe pour les gens de passage sera de plus en plus fréquenté, faisant des longs voyages une expérience agréable et confortable. Un véritable lieu culturel que ces motels ? Oui. C'est même l'une des conditions pour que naisse une compétition entre les différents centres, I'individualité causant ou le succès ou l'échec."
La maquette est le moyen d'unifier dans un tout cohérent le travail de Wright. Lewis Mumford relève cette idée et parle à propos de Broadacre de "Jungle esthétique" car pour lui les bâtiments ont trop d'autonomie et sont contrôlés de toute part par la patte de l’architecte. Broadacre est un projet synthèse où l'on retrouve des variantes typologiques de la maison sur la prairie, ou de la tour de bureaux en porte à faux. En 1958, Wright parachève Broadacre City dans un second livre d'urbanisme, “La Ville Vivante”.

"Broadacre City" de Frank Loyd Wright
   
 
2011